Les Tirs de Niki de Saint Phalle marquent une révolution artistique majeure des années 1960. Cette série d’oeuvres performatives, où l’artiste tire à la carabine sur ses créations pour libérer la peinture emprisonnée, bouleverse les codes traditionnels de l’art et affirme une démarche féministe radicale qui mérite d’être redécouverte.
Tire, regarde la peinture exploser, couler, et se mélanger – une œuvre unique à chaque tir.
La genèse révolutionnaire des tirs : quand l’art rencontre la violence créatrice
L’histoire des Tirs de Niki de Saint Phalle prend racine dans un parcours personnel tumultueux et un contexte historique explosif. Née en France en 1930, l’artiste grandit à New York avant de revenir dans l’Hexagone à l’âge adulte, après un passage par Madrid. Sa formation de tireuse, dispensée par son grand-père dans sa jeunesse, constituera plus tard un élément déterminant de sa pratique artistique révolutionnaire.
De la dépression à la création artistique
Après une carrière de mannequin, Niki de Saint Phalle traverse une dépression nerveuse à 22 ans qui marque un tournant décisif. C’est durant cette période difficile qu’elle découvre la peinture comme exutoire thérapeutique. Cette découverte de l’art comme moyen d’expression personnelle la conduit vers une démarche créative profondément cathartique, préfigurant déjà la dimension libératrice de ses futurs Tirs.
L’influence des Nouveaux Réalistes
Son installation à Paris dans les années 1960 la met en contact avec le mouvement des Nouveaux Réalistes, fondé par Pierre Restany. Cette rencontre avec l’avant-garde artistique française, notamment avec Jean Tinguely qu’elle épousera, ouvre de nouveaux horizons créatifs. L’influence de Marcel Duchamp et de ses ready-made transparaît dans sa démarche de détournement d’objets ordinaires, qu’elle intègre dans ses compositions plâtrées.
Le contexte historique des années 1960
La violence de l’époque – guerre d’Algérie, crise des missiles de Cuba, tensions de la Guerre froide – nourrit sa révolution artistique. Dès 1960-1961, dans son atelier de l’Impasse Ronsin à Paris, elle développe cette pratique révolutionnaire qui transforme l’acte pictural en performance spectaculaire, faisant exploser les conventions de l’art traditionnel.

L’art de la performance : technique et mise en scène des séances de tir
Les séances de tir de Niki de Saint Phalle révèlent un processus créatif minutieusement orchestré, transformant la création artistique en véritable spectacle participatif. Cette approche révolutionnaire combine préparation technique rigoureuse et spontanéité performative, documentée par des photographes prestigieux qui immortalisent ces moments uniques.
Préparation technique des oeuvres-cibles
La réalisation des Tirs débute par une phase de construction méticuleuse. Sur un support d’aggloméré ou de bois, Niki de Saint Phalle applique une couche de plâtre dans laquelle elle intègre divers objets : fragments métalliques, jouets, ustensiles domestiques. L’artiste dissimule stratégiquement des contenants fragiles remplis de matières colorées : poches de peinture acrylique, oeufs, tomates fraîches, berlingots de shampoing et flacons d’encre. Cette composition hétéroclite forme un relief blanc immaculé, prêt à révéler ses secrets sous l’impact des projectiles.
| Dimensions typiques | Matériaux de base | Éléments cachés |
| 322 × 210 × 35 cm (MAMAC Nice) | Plâtre, métal, bois/aggloméré | Peinture acrylique, oeufs, tomates |
| 175 × 80 cm (60-80 kg) | Objets divers intégrés | Berlingots shampoing, encre |
La performance publique et participative
Les séances de tir se déroulent devant un public médusé, transformant la création en happening collectif. Niki de Saint Phalle, armée de sa carabine, vise avec précision les zones stratégiques de son relief. À chaque détonation, les contenants éclatent, libérant des coulures spectaculaires qui transforment la surface blanche en composition polychrome. L’artiste invite régulièrement les spectateurs à participer, leur confiant l’arme pour qu’ils contribuent au hasard créatif de l’oeuvre finale.
Documentation photographique professionnelle
Harry Shunk et János Kender, photographes de renom, immortalisent ces performances révolutionnaires. Leur collaboration avec Daniel Spoerri permet de conserver la mémoire visuelle de ces événements éphémères. Ces clichés révèlent l’intensité dramatique des séances, capturant l’instant précis où la peinture jaillit sous l’impact, créant une archive documentaire précieuse pour l’histoire de l’art contemporain.
Un assassinat sans victime. J’ai tiré parce que j’aimais voir le tableau saigner et mourir. Niki de Saint Phalle
Les oeuvres emblématiques et leur impact sur la scène artistique internationale
Les séances de tir de Niki de Saint Phalle marquent un tournant décisif dans l’histoire de l’art contemporain. Ces performances révolutionnaires, documentées et exposées internationalement dès 1960, transforment radicalement la perception de la création artistique et établissent l’artiste comme figure majeure de la scène avant-gardiste.
Les créations phares de la série des Tirs
Parmi les oeuvres emblématiques de cette période révolutionnaire, « Tir, séance 26 juin 1961 » conservée au MAMAC de Nice constitue un témoignage exceptionnel de cette démarche artistique. Cette pièce de 322 × 210 × 35 cm, composée d’objets divers, plâtre, métal et peinture acrylique sur bois, illustre parfaitement la violence contrôlée de ces performances.
« Portrait of my lover » de 1961, aujourd’hui au Sprengel Museum Hannover, révèle la dimension personnelle et émotionnelle de ces créations. Le « Grand Tir, Séance de la Galerie J » du 12 juillet 1961 marque quant à lui l’apogée de ces expérimentations publiques, tandis que « Vénus de Milo » de 1962 détourne ironiquement les références classiques.
Reconnaissance internationale et expositions fondatrices
L’exposition « Feu à volonté » organisée à la galerie J en juin 1961 consacre définitivement cette nouvelle forme d’expression. Les séances du 14 mai 1961 à Stockholm, précédant l’exposition « Rörelse i konsten » au Moderna Museet, démontrent la portée internationale immédiate de ces performances.
| OEuvre | Date | Lieu de conservation | Dimensions |
| Tir, séance 26 juin 1961 | 1961 | MAMAC, Nice | 322 × 210 × 35 cm |
| Portrait of my lover | 1961 | Sprengel Museum Hannover | Variables |
| Vénus de Milo | 1962 | Collection privée | Variables |
Subversion des conventions artistiques traditionnelles
Ces créations bouleversent fondamentalement les codes artistiques établis en substituant à la gestuelle traditionnelle du pinceau la violence libératrice du tir. Cette approche révolutionnaire affirme le pouvoir féminin dans un milieu artistique dominé par les hommes, transformant l’acte créateur en performance cathartique.
L’exposition de ces oeuvres dans des institutions prestigieuses comme le Moderna Museet confirme leur reconnaissance critique internationale, établissant Niki de Saint Phalle comme pionnière d’un art performatif qui influence encore aujourd’hui les pratiques contemporaines.

L’héritage contemporain : redécouverte et expositions majeures
Longtemps éclipsés par les célèbres Nanas, les Tirs de Niki de Saint Phalle ont connu une renaissance remarquable ces dernières années. Cette redécouverte s’amorce véritablement en 2013 avec l’exposition « En joue ! Assemblages et tirs 1958-1964 » à la Galerie J, chaudement saluée par la critique internationale.
Renaissance muséale et reconnaissance institutionnelle
La rétrospective du Centre Pompidou en 2014-2015 marque un tournant décisif dans la valorisation de ces oeuvres révolutionnaires. Cette exposition majeure révèle au grand public français la dimension politique et artistique des performances de tir, trop longtemps méconnues. L’institution parisienne conserve aujourd’hui plusieurs pièces emblématiques de cette série dans ses collections permanentes.
L’exposition actuelle « Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten » au Grand Palais jusqu’au 4 janvier 2026 consacre définitivement cette redécouverte. Cette manifestation révèle les liens étroits entre les Tirs et les machines autodestructrices de Jean Tinguely, soulignant leur vision commune d’un art libérateur et provocateur.
Pontus Hulten : le curateur visionnaire
Pontus Hulten, figure emblématique du Centre Pompidou, joue un rôle déterminant dans cette reconnaissance tardive. Sa vision d’un art accessible et en mouvement permet de contextualiser les Tirs dans l’histoire de l’art contemporain européen.